Le panthéon brahmanique était extrêmement riche. Dans la perspective hindouiste, la mention des trente-trois dieux dont Indra est le chef subsiste théoriquement. Il s’y substitue dans certains textes une liste de trente dieux, au-dessus desquels trônent trois divinités majeures : Brahma, Visnu, Siva, que la tradition donne comme présidant le premier à la création, le deuxième à la conservation de l’univers et le dernier à sa destruction. La diversité même de leurs fonctions entraînera le besoin d’une unité supérieure.
Dans les milieux les plus proches de l’explication métaphysique des upanisad anciennes, l’unité est celle du Brahman impersonnel, dont les trois formes divines ne sont que des manifestations sur le plan du relatif. Dans les milieux où prédominent les tendances dévotieuses, ce rôle est dévolu à la Personne Unique, Suprême et Inaccessible, dont Brahma, Visnu et Síva sont de simples aspects. Cette conception prévaut surtout en climat shivaïte : Rudra-Siva y apparaît avec les trois visages (trimurti), son aspect destructeur recevant fréquemment le nom de Bhairava, «le Terrible», mais la même représentation est aussi très importante dans certaines sectes vishnouites telles que le Pañcaratra.
Ces trois formes divines sont les plus importantes, non les seules, car la diversité de telles manifestations est infinie ; elles sont toutes regroupées autour des deux figures qui vont dominer tout l’hindouisme : celle de Visnu et celle de Siva. Quant à Brahma, dont les racines plongeaient si profondément dans le brahmanisme, son culte décline. On ne l’invoque plus guère individuellement ; intégré à un autre contexte religieux, il ne joue plus qu’un rôle secondaire, conséquence probable du fait qu’il avait épuisé toutes ses possibilités à l’époque antérieure. Originellement, il n’était que la personnification, au masculin, du Brahman neutre. Dans les brahmana, il apparaissait comme le démiurge. La plénitude même du Brahman dont il est issu empêchera, par la suite, qu’on l’identifie à l’Absolu personnifié des cultes sectaires. Brahma était une limitation par rapport à l’infini ; on ne peut plus compter qu’un mouvement inverse s’esquisse en sa faveur. Il conserve sa fonction de démiurge dans la triade traditionnelle, comme dans la trimurti shivaïte. Dans le vishnouisme, également, à chaque âge du monde, assis sur le lotus jailli du nombril de Visnu, il remet en action le processus évolutif, à la façon décrite dès les textes plus anciens. Ainsi, en dépit de son appartenance à la triade dont on retrouve trace presque partout, Brahma s’efface et ne reçoit plus d’adorations particulières. On ne lui construit guère de sanctuaires ; rares sont ceux qui lui sont consacrés. Il ne demeure plus en présence, sur le même plan, que les deux autres grandes divinités.
Bien que les deux lignées soient nettement distinctes, leur complémentarité frappe autant que leur opposition. C’est pourquoi, tout en rendant un culte préférentiel à l’un des deux, un dévot, même sectaire, ne rejette pas l’autre. Dans la plupart des cas, du fait de l’universalisme sous-jacent au brahmanisme en général, la divinité majeure varie suivant les sectes et le rapport des deux divinités reste interchangeable : l’une, Personne Suprême, l’autre, forme très haute, souvent privilégiée, du dieu. Il suffira donc de la subordonner à l’istadevata pour lui assigner sa juste place dans le système et lui rendre les hommages qui lui sont dus. On peut tout au plus signaler que l’ouverture et l’accueil sont généralement plus larges en milieu shivaïte qu’en milieu vishnouite.
Le personnage de Visnu (prononcer Vichnou) est extrêmement complexe : Aditya, fils d’Aditi, la Sans-Limite, s’inscrit dans une série de divinités védiques d’origine solaire ; cette origine est exprimée dès le Veda dans le mythe des trois pas par lesquels Visnu couvre l’univers entier et qui symbolisent la course diurne du soleil. Par ailleurs, dans les brahmana, le dieu Narayana, auquel on l’identifiera plus tard, occupe une place centrale dans le sacrifice ; à ce dernier nom on accole souvent celui de Hari, «le Fauve», qui l’apparente à Agni, le feu sacrificiel. Enfin, peu avant l’ère chrétienne, le culte de Krsna-Vasudeva, dieu guerrier de la Bhagavad Gita, appelé aussi Bhagavant, le Bienheureux Seigneur, apporte un nouvel élément.
Krsna-Vasudeva lui-même n’est pas simple ; il se présente sous trois aspects différents. À l’image du dieu guerrier se superpose celle d’un dieu-enfant, puis d’un jeune berger dont sont amoureuses les bergères. Ces deux formes représentent les divinités de tribus pastorales ou forestières ; elles prendront toute leur importance dans la littérature tardive, celle des purana, en particulier dans l’un des plus récents, le Bhagavata Purana, qui date probablement des environs du Xe siècle.
L’unité de Visnu est donc une unité nominale, couvrant des traditions disparates. La représentation la plus frappante qu’on se fasse de lui est celle du grand dieu endormi sur le serpent d’infinitude durant le temps où l’univers a disparu. Il rêve le monde évanoui, le maintenant ainsi dans sa mémoire pour que, le moment venu, Brahma le recrée à nouveau. Son image dominante est donc celle d’une immutabilité qui s’oppose apparemment à l’image dynamique de Siva dansant la grande danse cosmique (tandava) par laquelle, alternativement, il amène le monde à l’existence et l’anéantit.
Comment concilier l’immutabilité de Visnu avec son pouvoir universel ? Parmi les doctrines les plus courantes d’une des plus anciennes sectes vishnouites, les pañcaratra, on trouve une notion qui a gagné tout le vishnouisme, y compris celui qu’on ne peut considérer comme sectaire. Il s’agit des cinq formes dans lesquelles réside le dieu : la forme suprême (para), invisible, inaccessible à l’œil humain; quatre hypostases (vyuha) de cette forme suprême, liées au processus évolutif; des incarnations occasionnelles (avatara), qui sont produites dans un dessein précis et peuvent être totales ou partielles ; la présence invisible du dieu dans le cœur humain (antaryamin) ; la forme, enfin, sous laquelle on peut lui rendre hommage (arcana), c’est-à-dire la statue dans laquelle une consécration a introduit le reflet de la divinité.
La diversité foncière de Visnu s’exprime tout naturellement dans les vyuha et les avatara. L’avatara est une descente sur terre destinée à rétablir l’ordre cosmique troublé par les démons ; leur nombre d’abord restreint (quatre ou six) a crû avec le temps. Toutefois, la doctrine classique s’en tient à dix ; certaines avatara revêtent une forme animale, d’autres relèvent de la catégorie des héros divinisés. À cette dernière appartiennent les deux plus marquantes : Rama, le héros du Ramayana, et Krsna, lui-même si complexe. Le courant avatarique a connu une grande popularité dans toute l’Inde et a, dans le Sud, suscité de nombreux hymnes en langue vernaculaire, tout spécialement en tamoul. Parallèlement s’est développé le culte des vyuha, expansions divines, théorie qui semble avoir pris corps aux premiers siècles de l’hindouisme. D’après elle, Vasudeva, la manifestation la plus haute, possède six qualités éminentes, chacune des manifestations secondaires n’en possède que deux dans toute leur intensité ; en même temps que ces vertus, elles se partagent l’administration de l’univers. Le premier vyuha lui-même n’est qu’une expression de l’Absolu Personnel inconnaissable (para). Le courant des vyuha se rattache étroitement au système des pañcaratra ; celui des avatara s’accorde plutôt à l’ensemble dit vaikhanasa. L’un et l’autre sont des témoignages de la piété vishnouite et coexisteront sans se mêler vraiment. Il faut noter néanmoins que, sur un certain plan, les deux séries se répondent. Le premier vyuha porte, en effet, le nom de Vasudeva, patronyme de Krsna ; on désigne les trois autres sous les appellations de Samkarsana, Pradyumna et Aniruddha, qui se rapportent respectivement au frère, au fils et au petit-fils de Krsna. L’une et l’autre tradition participent d’une atmosphère semblable. Dans les avatara, les manifestations particulières du divin prennent de plus en plus d’importance. Les milieux imprégnés des doctrines pañcaratra mettront davantage l’accent sur la grandeur et l’unité de l’Absolu personnifié. Mais, chacun à leur manière, les fidèles rendent ainsi compte de l’activité de la Personne Suprême, impassible à l’arrière-plan. On sent bien, toujours prêt à affleurer, le souvenir du Brahman, Absolu impersonnel, inactif, en dehors de toute évolution cosmique, de tout changement, même s’il en est la Cause Première.
L’origine de Siva n’est pas moins mêlée que celle de Visnu. Le dieu, tel qu’il apparaît dans l’hindouisme, est lui aussi une synthèse. À l’origine, on le connaît comme Rudra, chef de file de onze divinités atmosphériques mineures, les rudra. Il se confond très tôt avec un dieu-ascète, hérité probablement des antiques civilisations de l’Indus, et en relation étroite avec les milieux yogiques. On l’assimile également au Temps destructeur personnifié, Mahakala. S’il est de ce fait un dieu redoutable, Bhairava, «le Terrible», il est aussi Siva, «le Bienveillant», épithète qu’on lui décerne peut-être dans une intention propitiatoire, mais qui correspond à un certain nombre de ses légendes : à plusieurs reprises, on le voit se dévouer pour le bien des autres dieux. Divinité de l’orage - de par son origine védique -, il peut aussi bien l’écarter que le déchaîner.
Aux environs de l’ère chrétienne, on le vénère enfin comme Pasupati, «le Maître des troupeaux», qui protège non seulement le bétail - ce qui l’apparente à l’un des aspects de Krsna - mais aussi les âmes humaines, désignées par le terme pasu (bétail). Vers la même époque encore, le nom de Siva devient son nom usuel, qu’une upanisad tardive, la Svetasvatara, employait encore comme épithète de Rudra. À propos de ce dieu à la fois créateur et destructeur par l’action de sa danse cosmique, on voit à travers les siècles s’affirmer une tendance commune à toute l’Inde, mais de nature essentiellement shivaïte, le shaktisme. Il s’agit de groupes qui révèrent le pouvoir créateur du dieu sous l’aspect féminin qui lui est coexistant, sa sakti, personnification de son énergie potentielle.
De même que Visnu ne créait pas le monde lui-même mais en remettait le soin à Brahma, Siva, principe immuable, va, de son côté, charger sa sakti de régler ce qui concerne le relatif. Ainsi, à la période précédente, la manifestation masculine de l’Absolu impersonnel se présentait comme seule douée d’activité. Les noms diffèrent, le contenu psychologique change, dans la mesure où le fidèle hindou peut entrer en contact par son adoration avec la Personne Suprême, mais le mécanisme reste identique, accordé à une métaphysique permanente.
Si, dans les temples vishnouites, l’image centrale, celle du sanctuaire principal, représente souvent Visnu-Narayana endormi sur son serpent, la forme schématique du linga est celle qui rend le mieux compte de l’atmosphère sivaïte.
Sur les reliefs ou les statues de bronze, on voit fréquemment le dieu dansant le tandava, ou assis, en compagnie de son épouse Parvati, sur le dos de sa monture, le taureau Nandin. Mais, au centre du sanctuaire, s’élève seulement la pierre nue du linga, symbole mâle, posé sur la yoni, symbole féminin. On a tendance à n’en retenir que l’aspect phallique et à ignorer la notion d’infinitude - attestée par de nombreuses légendes - qui lui est inhérente. On néglige ainsi sa parenté avec le pilier cosmique du védisme, qui reliait la terre au ciel, tout en dépassant infiniment l’un et l’autre.D’autre part, le dieu de la destruction est aussi le dieu du rythme vivant. Ascète, il pratique le tapas, maîtrise de la chaleur créatrice. Le linga figure cette énergie continue de la vie ; c’est pourquoi on pourrait y déceler la trace d’une époque où karman et samsara ne se rangeaient pas encore au premier plan des préoccupations métaphysiques indiennes, où l’existence ne représentait pas le mal essentiel dont il fallait à tout prix se débarrasser.
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Sofia – Italie